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mercredi 22 novembre 2017

Crise politique en Allemagne : quelles perspectives ? par Jérôme Sterkers




Depuis les élections fédérales du 24 septembre 2017, l'Allemagne se trouve dans une situation de blocage politique, les partis pressentis pour former le nouveau gouvernement autour d'Angela Merkel ne parvenant pas à trouver un accord de coalition. Pour autant, ce blocage - qui tranche avec sa réputation de régime parlementaire permettant tout à la fois représentation proportionnelle des mouvements d'opinion et stabilité de l'exécutif - est-il réellement synonyme d'embolie institutionnelle ? Est-ce vraiment l'impasse politique en Allemagne ? Cette situation est-elle une vraiment un première, comme on ne cesse de nous le dire ? Quelles sont les issues possibles ?

A titre liminaire, notons qu'une telle situation de blocage survenant immédiatement après une élection est bel et bien unique dans l'histoire de l'Allemagne depuis 1949. En revanche, la République fédérale a déjà connu des impasses constitutionnelles comparables et même un gouvernement minoritaire dans les années 1970, comme nous allons le voir plus bas.

Dans le cas présent, si l'on y réfléchit bien, cinq hypothèses sont techniquement plausibles pour sortir de l'impasse. Certaines peuvent se combiner entre elles, d'autres sont politiquement moins probables.

Scénario 1 : 
Le Président fédéral Frank-Walter Steinmeier prend ses responsabilités et demande au Bundestag de faire de même. Sans attendre, il met en marche la procédure habituelle d'élection du Chancelier (article 63 de la Loi fondamentale) et propose au Bundestag le nom d'Angela Merkel en sa qualité de Kanzlerkandidat du groupe politique le plus fort, l'Union CDU-CSU. Ce faisant, il renvoie les partis à leurs responsabilités et peu espérer forcer les trois partenaires pressentis (Union, FDP, Verts) à s'entendre en urgence. Cependant, étant donné que les libéraux ont expliqué que pas moins de 120 points restaient à régler dans le contrat de coalition, il semble peu probable que Merkel soit élue Chancelier dans ces conditions. Le Bundestag aurait alors deux semaines pour élire un chancelier de son choix sur la base d'une majorité alternative, toujours à la majorité de ses membres (art. 63, al.2). C'est à la fois la voie la plus naturelle constitutionnellement parlant, mais en l'état des forces en présence, elle revient à reculer pour mieux sauter... vers le scénario 3.

Scénario 2 : 
La reconduction surprise de la coalition actuelle CDU-SPD, ce qui semble devoir se passer en ce moment même dans le Land de Basse-Saxe : celle-ci se ferait alors dans le cadre d'un nouvel accord de gouvernement. Le problème étant que, dès la soirée électorale, le leader du SPD Martin Schulz n'a eu de cesse de rejeter cette hypothèse. Difficile de ne pas perdre la face. A moins que cela ne s'accompagne de la renonciation simultanée d'Angela Merkel au poste de Chancelier fédéral, ce qui justifierait alors la poursuite de la grande coalition, mais sur des bases 100% nouvelles : ni Merkel, ni Schulz et avec un nouveau programme commun.

Scénario 3 : 
L'heure des choix: ce serait la conséquence d'une impasse qui durerait ou la suite logique du scénario 1. Sans majorité, le Bundestag peut élire in fine un Chancelier avec une majorité simple (art 63, al.3 LF). Deux options s'offrent alors au président fédéral, qui dispose de sept jours pour décider soit de nommer formellement ce gouvernement minoritaire soit, au contraire, de dissoudre le Bundestag (art 63, al.4 de la Loi fondamentale). Dès lors :

Première option 3A : si le président fédéral dissout le Bundestag, la nouvelle élection devrait avoir lieu dans les 60 jours. Au regard de la durée des procédures évoquées ci-dessus, une date d'élection serait donc possible au printemps 2018 avant Pâques.

Deuxième option 3B : si le président fédéral ne dissout pas le Bundestag, un gouvernement minoritaire pourrait, au cas par cas, travailler avec l'opposition pour adopter le budget et la législation. 
Contrairement à ce que beaucoup peuvent imaginer, l'Allemagne a déjà connu une telle situation en 1972 après que plusieurs élus de la majorité SPD-FDP ont quitté leurs partis respectifs par rejet de l'Ostpolitik menée par Willy Brandt, tandis que l’opposition de droite menée par Rainer Barzel avait échoué à faire adopter à deux voix près sa motion de défiance constructive déposée dans le cadre de l'article 67 de la Loi fondamentale. Brandt continua donc à gouverner sans majorité jusqu'à un retournement de conjoncture politique qu'il exploita en engageant la responsabilité de son gouvernement par le dépôt d'une Motion de confiance (art. 68 LF) dont il savait qu'elle serait rejetée par le Bundestag... ce qui entraîna une dissolution de l'assemblée et une victoire de Brandt à l'élection qui s'ensuivit. Mais dans le cas présent, Angela Merkel a d'ores et déjà fait savoir qu'elle préférait une nouvelle élection que former un gouvernement minoritaire.

Scénario 4
L'heure du non-choix: Techniquement, le gouvernement fédéral actuel, composé par la CDU et le SPD, sans aucun changement, peut tout à fait rester en fonction et le Parlement exercer ses pouvoirs de contrôle et de législation. Bien que cela ne soit pas prévu par la Loi fondamentale (et pourrait être perçu comme contraire à la coutume constitutionnelle, voire faire l'objet d'un recours devant le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe), la situation actuelle pourrait théoriquement perdurer jusqu'aux prochaines élections fédérales à l'automne 2021. Pour autant, ce quatrième scénario est, en tous points, le plus improbable !

Ainsi, comme le disait fort opportunément Goethe au moment de quitter ce monde, nous avons encore besoin de "Mehr Licht" pour y voir plus clair...

Jérôme Sterkers


mercredi 1 novembre 2017

«La République catalane n'a pas été proclamée», Antoine de Laporte.






Antoine de Laporte est un observateur de longue date et un fin connaisseur de la politique espagnole. Il revient aujourd'hui pour L'arène nue sur la déclaration d'indépendance de la Catalogne, la mise sous tutelle de la région par Madrid, la fuite rocambolesque de Carles Puigdemont à Bruxelles et sur la manière dont les différents partis, indépendantistes et unionistes, préparent les élections du 21 décembre.


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Depuis la Belgique où il se trouve actuellement, Carles Puigdemont a affirmé qu'il reconnaîtrait le résultat des élections du 21 décembre, pourtant souhaitées par Madrid. Alors, c'en est déjà fini de l'indépendance de la Catalogne ? Et si les indépendantistes les gagnent ?

Les deux principaux partis indépendantistes, le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT, centre droit) et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), affirment qu'ils se présentent au scrutin pour défendre la République, mais c'est une stratégie politique et sémantique. Leur objectif est de gagner le scrutin pour forcer le gouvernement de Mariano Rajoy à reconnaître qu'il y a un fait indépendantiste indéniable et qu'il est contraint d'ouvrir le dialogue avec eux. Puigdemont l'a plus ou moins expliqué à Bruxelles : il était convaincu que la proclamation de la République serait la première phase d'une discussion avec Madrid.

La République n'a d’ailleurs jamais été formellement proclamée. C'est en tous cas l'avis de plusieurs juristes. Le vendredi 27 octobre, le Parlement de Catalogne a adopté une résolution (c'est-à-dire un avis, qui n'a pas de valeur juridique, seulement politique) dans laquelle il demandait au gouvernement catalan de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit appliquée concrètement la loi de transition juridique. Cette loi a été votée le 7 septembre par le Parlement, mais annulée par la justice espagnole. Elle pose les bases de la nouvelle République catalane, en attendant qu'une Constitution soit votée. En revanche, le Parlement n'a pas voté le préambule de la résolution (ainsi que l'a expressément souligné la présidente du Parlement Carme Forcadell), préambule qui affirmait que la Catalogne est un État indépendant sous la forme d'une République démocratique et sociale. En pratique, la République n'a pas été proclamée, et l'absence de toute reconnaissance internationale l'empêche d'exister.

J'ajoute que la résolution du 27 octobre n'a jamais été publiée dans une publication officielle (il y en a deux : le Bulletin officiel du Parlement ou le Journal officiel de la Généralité), or en droit un texte non publié n'a aucune valeur, portée, incidence ou conséquence.

Du coup, comment se passent, pour l'instant, la suspension de l'autonomie et la mise sous tutelle de la région via l'article 155 de la Constitution espagnole ?

Pour le moment, il n'y a pas de réactions de contestation majeures. L'ancien chef des « Mossos » ( la police catalane) Josep Lluis Trapero a envoyé une lettre à ses anciens subordonnés en les appelant à la loyauté envers leur nouveau chef, et le gouvernement de Madrid a choisi pour le remplacer l'ancien adjoint de Trapero, ce qui est une reprise en main soft. Les hauts fonctionnaires proches de l'ancien gouvernement sont allés récupérer leurs effets personnels dans leurs bureaux sans créer d'incident. Le représentant de la Généralité auprès de l'UE a accepté sa destitution. Même la présidente du Parlement Carme Forcadell a renoncé à convoquer le bureau du Parlement, affirmant que ce dernier se trouvait dissous. Puigdemont a expliqué hier à Bruxelles qu'il ne voulait pas voir la République naître dans la violence, ce qui expliquait cette absence de réaction.

Pour commencer, on peut souligner que la manière dont Puigdemont est parti à Bruxelles est rocambolesque. Il est parti de Gérone (où il réside) entre 1h et 2h du matin, en voiture, avec cinq anciens membres du gouvernement. Mais dans la matinée, alors qu'il était déjà arrivé dans la capitale belge, il a publié sur son Instagram une photo de l'intérieur du palais de la Généralité, faisant croire qu'il était à son bureau alors que le bâtiment est gardé par les Mossos. Cela explique pourquoi à 10h30 il n'était pas à la réunion de la direction de son parti, le PDeCAT.

Pour ce qui est de l'asile, non, il ne le demandera pas, il l'a fait savoir. Mais restera len Belgique tant qu'il n'aura pas « les garanties d'un procès juste ». Il veut en fait profiter de la forte protection offerte par la justice belge en matière d'extradition. Les justices belge et espagnole ont un contentieux important à ce sujet, assez rare pour deux pays de l'Union. La Belgique a plusieurs fois refusé d'extrader des membres d'ETA, aussi Puigdemont cherche à internationaliser le conflit via les tribunaux. Son objectif est de rester visible alors que sa destitution ne lui donne plus les moyens institutionnels et médiatiques dont il disposait avant. Une partie des Catalans lui reproche ce départ, estimant que ce n'est que de la mise en scène. Des habitants disent « Il doit avoir une stratégie, mais nous ne parvenons pas à la comprendre ». À l'inverse, les radicaux de la CUP jugent que c'est la bonne stratégie car cela permet (pour eux) de mettre l'accent sur la « violation des droits humains » à l'œuvre en Catalogne.

Comment les trois partis indépendantistes (la CUP justement, mais aussi le PDeCATde Puigdemont et l'ERC), abordent-ils cette période transitoire qui court jusqu'aux élections du 21 décembre ?

La CUP doit faire voter sa base militante pour savoir si elle participe effectivement au scrutin. Les deux autres formations vont se préparer électoralement, le PDeCAT semblant enclin à laisser les plus modérés le représenter. Ainsi l'ancien conseiller (ministre régional) aux Entreprises Santi Vila, qui avait démissionné juste avant la déclaration d'indépendance car il ne croit pas dans la solution unilatérale, a indiqué vouloir mener la campagne du PDeCAT.

La CUP affirme également désormais que la fondation de la République sera un processus de long terme, ce qui laisse entendre qu'elle admet l'échec du processus mené jusqu'à présent. Les partis indépendantistes vont sans aucun doute adopter une position de victime, insistant sur l'oppression de Madrid et rappelant les terribles images de la répression disproportionnée du 1er octobre, qui avait été un électrochoc puissant.

Le PdeCAT et ERC ne devraient pas rééditer la liste commune (Ensemble pour le oui), qu'ils avaient créée en 2015 et qui n'avait pas enclenché de dynamique forte (ils avaient raté la majorité absolue de six sièges contrairement à leurs espérances, et dépendaient de la CUP). L'objectif qu'ils poursuivent est de remobiliser leur électorat (de gauche pour ERC, de centre droit pour le PDeCAT) et d'élargir leur base électorale (notamment pour le PDeCAT, créé il y a un an et qui souffre à la fois d'un déficit d'image et d'une mauvaise image car il succède à la CDC, mise en cause dans des scandales de corruption). Le problème pour ces deux partis est que les deux grandes associations indépendantistes (ANC et Omnium Cultural) étaient parties intégrantes de la liste « Ensemble pour le oui » et souhaitent que cette stratégie soit rééditée. Il y a donc une incertitude sur la formule que choisiront les indépendantistes pour se présenter devant les électeurs.

Quid des autres formations politiques ? Comment préparent-elles le scrutin ?

Du côté des unionistes (je mets Podemos à part), il n'y aura aucune unité. Ciudadanos, le premier parti de cette tendance, a réclamé au Parti populaire et au Parti socialiste un accord de principe pré-électoral : que le parti qui arrive en tête chez les unionistes reçoive le soutien des deux autres pour tenter de gouverner. Le PP et le PS lui ont adressé une fin de non recevoir, parceque le PS cherche à dépasser la logique de l'affrontement (il veut aussi se débarrasser de l'image de supplétif du PP que les indépendantistes et Podemos lui collent, encore plus depuis le vote de l'article 155) et le PP veut récupérer l'électorat constitutionnaliste réfugié chez Ciudadanos.

Podemos est par contre en crise : son secrétaire général catalan a envisagé un boycott du scrutin, aussi a-t-il été mis de côté par la direction nationale, qui convoque un référendum interne sur une alliance avec Catalogne en commun (CatComu), le parti de la maire de Barcelone Ada Colau (qui n’appartient pas à Podemos contrairement à ce que l’on croit). Leur principale revendication est de chercher une ligne médiane, c'est-à-dire la tenue d'un référendum à l'écossaise, négocié avec Madrid, mais Podemos est bel et bien contre l'indépendance. Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, veut aussi profiter de cette crise pour pousser la revendication de son parti sur la reconnaissance officielle que l'Espagne est un État plurinational, une revendication que portent aussi les socialistes depuis leur congrès du mois de mai dernier.

Et Puigdemont quel est son avenir ? N'est-il pas, au bout du compte, qu'un homme lige d'Artur Mas ?

Mas et Puigdemont sont des personnages extrêmement différents. Le premier est issu de la bourgeoisie catalane de Barcelone, il a étudié le droit, il a été cadre et chef d'entreprise dans l'industrie, c'est un apparatchik de la Convergence démocratique de Catalogne (CDC, l'ancien grand parti nationaliste), et le dauphin de Jordi Pujol, qui l'a personnellement choisi en 2001.

Rien à voir avec Puigdemont, qui est un ancien journaliste issu d'une famille modeste de la province de Gérone. Ce dernier a milité au sein de la CDC qu'il a contribué à développer dans la province de Gérone, mais il l'a aussi quittée (en 2007, il s'est présenté avec son soutien mais comme indépendant à la mairie de Gérone). Il a ensuite été maire de Gérone (un séisme car la ville était socialiste depuis 32 ans).

Les deux hommes sont opposés sur leur parcours et quant à leur vision. Mas est l'héritier de Pujol, qui disait de l'autonomie catalane : « nous avons les avantages d'un État sans les inconvénients ». Il Mas s'est converti tard à l'indépendantisme (en 2012, quand il a perdu le soutien du PP au Parlement catalan et qu'il risquait une sanction électorale pour avoir mené des politiques d'austérité). Puigdemont c'est tout le contraire : il est indépendantiste depuis toujours, il accomplit aujourd'hui le rêve de sa vie. Mais il n'a pas de troupes, pas de réseau, pas vraiment de parti. Il n'est pas la marionnette de Mas, mais il doit composer avec lui car ce dernier tient le PDeCAT et négocie en direct avec Junqueras, le président d'ERC (lors du remaniement du gouvernement de cet été, les deux chefs de parti l'ont établi sans en référer à Puigdemont).

Dans un article disponible ici, il est expliqué que l'indépendantisme catalan a été renforcé par la crise, les Catalans ayant constaté l'incapacité de l’État espagnol à les protéger, et les solidarités communautaires étant apparues comme des recours indispensables. Qu'en pensez-vous ?

C'est exact et l'un des points forts du discours de la CUP : pour eux, Madrid ne fait que brider les efforts des Catalans pour mettre en place des législations progressistes. Et depuis cinq ans, force est de constater que le Tribunal constitutionnel espagnol a annulé de nombreuses lois catalanes qui instauraient des droits nouveaux, des impôts nouveaux ou allaient plus loin que les lois nationales sur des thèmes comme l'égalité femme/homme). Pour certains Catalans existe l'idée que l'Espagne en crise, avec sa corruption endémique (dont le PP est aujourd'hui le symbole, alors que l’ancien parti au pouvoir en Catalogne – CDC – est aussi gravement mise en cause dans des scandales financiers) et une solidarité territoriale qui fonctionne mal, n'est plus en mesure d'assurer la prospérité et le bien être de leur région.

En plus, il faut tenir compte que ce qui a déclenché (symboliquement) la vague indépendantiste, c'est la censure partielle du statut d'autonomie, adopté en 2006 par référendum après avoir fait l’objet d’un accord entre les socialistes de Zapatero et les nationalistes de Mas. D’ailleurs, Rajoy (qui était chef de l’opposition) avait tenté de provoquer un référendum national sur ce texte, ce qui est contraire à la Constitution (et ce qui ne manque pas de sel au regard de la situation actuelle). Le statut reconnaissait la prééminence de la langue catalane et définissait la Catalogne comme une Nation, ce que le Tribunal constitutionnel a censuré en 2010. Alors que la Catalogne (comme l'Espagne) prenait la crise de plein fouet, il y a eu la conjonction de deux facteurs : l'un politique, l'autre économique, qui a conduit à une évolution rapide de la mentalité d’un grand nombre d’habitants de Catalogne.