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mardi 31 janvier 2017

« les gens s'abstiennent.... parce qu'ils estiment la démocratie ! » entretien avec Nicolas Framont







Nicolas Framont est sociologue et enseignant à l’université Paris-Sorbonne. Il est l'auteur, avec Thomas Amadieu, de Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter (Le bord de l'eau, 2015), et co-dirige la revue Frustration

Le présent entretien a été mené par Frédéric Farah. 

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Au début de votre ouvrage «  les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter », vous rappelez six fausses solutions proposées par la classe politique pour inviter à voter ou à limiter les effets de l’abstention : simplifier le vote, rendre le vote sexy, réenchanter l’action , faire de la pédagogie, culpabiliser, punir), le recours aux primaires dans les différents partis de droite ou de gauche peut-il constituer un recours efficace à la défiance des citoyens à l’égard de leurs élus ou au contraire n’est ce pas un énième leurre ?  

C’est totalement un leurre en effet. D’abord parce que les primaires successives se sont avérées inefficaces pour lutter contre l’indifférence politique de la majorité des Français. Lors des primaires de droite et des deux primaires du Parti Socialiste, ce sont les citoyens de classe supérieures qui ont constitué la majeure partie des votants, tandis que les classes populaires ont été quasi absentes. Cela signifie que les primaires accentuent le biais sociologique déjà à l’œuvre dans les élections conventionnelles : leurs électeurs ne sont pas représentatifs des citoyens français, pas plus que ceux qui passent des soirées entières à les commenter. Ils sont en quelque sorte des grands électeurs qui permettent d’abord aux deux forces du bipartisme français déclinant de se redonner une légitimité par monopolisation du débat public et omniprésence médiatique. En faisant en quelque sorte « pré-élire » leur candidat, les Républicains et les Socialistes veulent accentuer leur poids électoral et utiliser ce succès pour revendiquer leur monopole sur la politique française. Sans compter la rentabilité financière d’une telle opération. Et pour finir, on ne peut guère dire que les primaires enrichissent la politique française : elles conduisent à la création d’écuries marketing autour des candidats, qui devient un produit dont on doit vendre les atouts, sans la moindre audace programmatique. Le fait que le « revenu universel » (qui ne l’est en réalité plus désormais) de Benoît Hamon passe pour un énorme pavé dans la marre en dit long sur le manque d’envergure idéologique des débats de primaire. 


Que révèle selon vous l’abstentionnisme ? La défiance des français à l’égard de leur classe politique vous semble-t-elle justifiée ?

Dans notre livre, nous nous élevions contre les explications psychologisantes ou méprisantes de l’abstention : les gens s’abstiendraient parce qu’ils auraient la flemme et seraient obsédés par leur petite personne. C’est faux : nous vivons dans un pays où l’intérêt pour la politique et le débat d’idée est fort, et où l’on croit encore en l’importance de l’action publique. Et c’est sans doute pour ça que beaucoup s’abstiennent : quand on estime la démocratie, comment trouver un enjeu à voter quand cet acte se réduit de plus en plus souvent à un arbitrage entre candidats et partis qui n’ont pas de différences substantielles sur le plan idéologique ? Il faut être extrêmement tatillon ou chroniqueur sur BFM TV pour trouver qu’il y a un gouffre entre Alain Juppé et François Fillon ou entre eux et Emmanuel Macron. Tous sont imprégnés d’une idéologie libérale et individualiste, qui passe par la destruction progressive des conquêtes sociales du 20ème siècle, et ils sont des contempteurs béats de la mondialisation heureuse et d’une Union Européenne technocratisée. Tous rêvent d’un monde où la décision politique serait une affaire de « bonne gouvernance » en vue d’un projet d’accumulation de richesse inégalitaire. La lutte contre le chômage ou pour le « pouvoir d’achat » ne devient alors qu’un bon prétexte pour satisfaire l’appétit des citoyens les plus fortunés. Quand on aime la démocratie, comme beaucoup de nos concitoyens, on peut vouloir éviter de voter pour des candidats qui en sont les fossoyeurs. Lorsque ceux qui ont enterré le « non » français au traité constitutionnel européen en 2005 et ceux qui usent sans scrupules du 49.3 et des lacrymogènes appellent à la mobilisation populaire et l’élan démocratique, cela peut donner envie de se retirer de ce jeu malsain !

Mais ce n’est pas tout : en même temps que s’homogénéisait le projet économique et social de la plupart de nos partis politiques, leur composition sociale s’embourgeoisait considérablement. Les ouvriers et les employés sont ultra minoritaires au parlement et les ministres de ces dernières décennies ont pour point commun une appartenance à la classe supérieure. De ce fait, ils sont en conflit d’intérêt permanent vis-à-vis du monde la grande bourgeoisie dont ils font tous, de Le Pen aux socialistes, pleinement partis. C’est selon moi la deuxième grande explication de l’abstention : quand vous vous rendez compte que les candidats disent globalement la même chose (même si certains sont plus libéraux que d’autres, veulent supprimer plus de services publics alors que d’autres se content de les tayloriser etc.), vous êtes tentés de vous demander pourquoi : alors vous vous rendez compte que cette homogénéité idéologique est liée à une homogénéité sociale : ceux qui prétendent vouloir nous représenter sont pour la plupart des citoyens fortunés qui sont parties liés avec l’univers social de la grande bourgeoisie française. Les épisodes comme l’affaire Pénélope Fillon ne sont que les révélateurs périodique de cette homogénéité sociale. 

Or, comment faire confiance à des gens dont la distance sociale vis-à-vis du reste de la population est devenu si grand qu’ils ne vivent plus sur la même planète ? Quand on sait que dans le même temps, une bonne partie des programmes sont remplacés par une personnalisation croissante des candidatures (le cas ultime est celui de Macron, qui mise tout sur sa personnalité et tarde à publier son programme), comment s’étonner que les Français soient de plus en plus circonspects face à la démocratie représentative ?

Comment expliquez-vous que la classe populaire ou les classes populaires font l’objet d’un tel abandon et d’un tel mépris de la part de la classe politique française ?

D’abord parce que la classe populaire sont victime du mépris de classe usuel de la bourgeoisie, dont les membres éminents de notre classe politique font partis. Je parlais plus haut de leur rapport à l’argent, cela ne suffit évidemment pas pour leur décrire : ce sont des gens qui évoluent dans des cercles de notabilité où l’ouvrier et l’employé sont une figure floue et inconnue. Accentué par le séparatisme géographique parisien, cette distance avec la classe populaire peut se traduire par le mépris mais aussi par la négation : entre Science Po et la Sorbonne, on peut croiser des gens pour qui la classe ouvrière ça n’existe pas, qui pensent que leur réalité sociale n’existe que dans les romans de Zola et qui estiment sincèrement que le monde est composé de bourgeois. La classe populaire disparaît dans leur discours et dans leur préoccupation, et comment s’en étonner ? Même les membres de la classe populaire n’ont souvent plus conscience de former le groupe majoritaire ! 70% des gens qu’on voit à la télévision sont cadres et professions intellectuelles supérieures, alors que 60% de nos concitoyens sont ouvriers et employés !

Ensuite, il y a cette équivalence hâtive qui est faite entre électorat populaire et Front National : les ouvriers et les employés seraient devenus de bons fachos, des beaufs infréquentables. On a beaucoup parlé de cette note du think tank socialiste Terra Nova, qui concluait que les classes populaires ouvrières avaient des valeurs conservatrices et qu’il fallait donc plutôt miser sur les jeunes et les classes moyennes diplômés. C’est de la caricature éhontée, qui se base beaucoup sur cette idée que l’électorat ouvrier PCF serait devenu un électorat ouvrier Front National, à partir d’un « glissement » qui aurait eu lieu dans les années 1990. Bien que la plupart des travaux là-dessus aient démontré la fausseté de ce constat, il reste très répandu. Je crois que dans le fond il arrange bien la plupart des membres de la classe politique, qui ont trouvé là une raison valable de lâcher la classe populaire pour laquelle ils n’ont pas l’intention d’agir : qui veut faire une politique favorable à la classe populaire doit lutter contre les inégalités en sa défaveur et restaurer les protections qui la protégeaient de la précarité. Cela passerait par une ponction sur les revenus des riches et ça, la plupart de nos politiques ne peuvent s’y résoudre.

Lorsque que l’on vous lit, chacun des partis politiques en incluant l’extrême droite et gauche, aucune des formations politique ne semble trouver grâce à vos yeux ? Pourquoi ?  

Nous avons écrit le livre entre les élections départementales et régionales : ces élections locales sont trustées par des militants désireux de sauver leurs sièges et de chipoter sur des petits fiefs. Ce n’est pas là que la politique française montre son meilleur visage, d’un bord à l’autre. A l’approche de présidentielle, des choses plus fortes se créent, car c’est l’élection reine où ceux qui veulent contester le système politique et économique peuvent jouer leur rôle, étouffés par la dimension gestionnaire des scrutins locaux. 

Mais à présent, je suis agréablement surpris par le mouvement « France Insoumise ». Son affranchissement complet vis-à-vis du Parti Socialiste et de ses satellites permet à son leader, Jean-Luc Mélenchon, de pouvoir jouer sa propre partition et de pouvoir redonner de l’enjeu à notre vie politique. Le projet d’assemblée constituante me séduit : voilà un grand coup de balai qui ne tuera personne mais qui renouvèlera la démocratie représentative. C’est un moyen plutôt rationnel de mettre fin à une situation bloquée sans en arriver au chaos. Ensuite, on a enfin une force politique d’ampleur qui pense en dehors du logiciel libéral caractérisé par le couple compétitivité-union européenne, tout en donnant des perspectives excitantes comme la reconversion écologique. C’est rare qu’un candidat nous donne à voir autre chose qu’un simple nouveau mode de gestion du capitalisme mondialisé.

Mais c’est surtout dans le rapport à la classe populaire que je trouve qu’un grand progrès a été accompli par la France Insoumise : d’abord, Mélenchon parle des ouvriers dans ces discours, et pas de façon abstraite. Dans son discours de Tourcoing, j’ai trouvé remarquable et émouvant (parce que je n’avais pas entendu ça depuis bien longtemps) que le candidat parle des conditions de vie, des petites souffrances quotidiennes de ceux qui sont malades de leur pauvreté. Ensuite, on a pour la première fois une candidature de gauche qui ose braver le tabou du protectionnisme et dire haut et fort que non, faire produire des choses à l’autre bout du monde et dans n’importe quelle condition, ce n’est pas promouvoir l’amitié entre les peuples. Je pense qu’une telle mesure peut parler aux ouvriers et aux employés qui sont ceux qui subissent la mondialisation, tandis que la classe supérieure ne fait qu’en bénéficier.

Dans votre analyse, vous revenez sur le libre échange et la construction européenne comme éléments qui participent de cette crise politique ? Pouvez vous nous en dire davantage ? 

Je peux vous répondre en vous parlant du CETA : son cas met bien en valeur les énormes défauts de ces deux processus. Le CETA (pour « Comprehensive Economic and Trade Agreement ») est un accord commercial entre l’Union Européenne et le Canada. Il contient plusieurs dispositions pour harmoniser les normes de production et de commercialisation dans tous les pays concernés de façon à rendre possible des échanges équitables entre ces pays. Un tel traité a des conséquences sur la législation de pays souverain, et les force à une adaptation pour favoriser ce « libre-échange ». Mais dans un accord de libre-échange, on s’aligne toujours vers le bas : car c’est le pays qui a le plus de normes sociales et environnementales qui devient le moins bon marché, et qui va « décourager l’investissement » comme disent les économistes. Contrairement à ce que son nom indique, la zone de « libre-échange » contraint les Etats à s’adapter, et restreint leur marge de manœuvre : toute législation qui défavoriserait les entreprises installés en France pourrait être attaqués en Justice. Un traité de libre-échange est donc un acte éminemment politique : telle une sorte de constitution commerciale, il définit ce dont on ne pourra plus discuter à l’avenir. Il constitue donc une limitation des souverainetés populaires.

En soi, cela n’a rien de scandaleux : un pays peut se contraindre à ne plus avoir de discussion sur une série de principe, comme le prévoit sa constitution. Mais ce qui est intolérable dans le cas du CETA et des traités commerciaux négociés et signés par l’UE, c’est qu’ils ne sont soumis à aucun processus démocratique : les institutions européennes ont agi avec discrétion et la seule instance démocratique qui s’est opposé au processus de ratification du traité – la Wallonie - a fini par être contrainte au silence et n’a obtenu aucun amendement majeur. Parce que dans le logiciel de l’Union Européenne, le CETA n’est pas un acte politique : c’est quasiment un acte bureaucratique, le prolongement d’une logique que la Commission Européenne a inscrite dans ses gênes depuis ses origines : la réalisation de l’utopie néolibérale de la libre-concurrence, qui contraint les Etats et les peuples à renoncer à leurs instances de régulation du capitalisme. Une aubaine pour les grandes entreprises qui sont dûment représentés à Bruxelles, où elles entretiennent une armée de lobbyistes.

Mais ce ne sont pas eux qui contraignent l’UE à tenir ce projet : sa logique le porte tout entier, et contribue à le retirer du débat démocratique. 

Mais on aurait tort de considérer l’UE comme une instance autonome, sorte de démiurge aux caprices duquel on devrait se soumettre. Elle est investie de ce pouvoir de concrétisation du projet néolibéral d’affaiblissement de la démocratie et d’affranchissement du capitalisme par des dirigeants bien réels qui ont beau jeu ensuite de jouer les victimes. Nos politiques savent qu’il est payant électoralement d’afficher son scepticisme devant l’Union Européenne, mais ce sont bien eux, droite et socialistes compris, qui l’ont forgé et continuent de lui laisser toute latitude.

Et pour répondre à votre question, libre-échange et Union Européenne contribuent donc à retirer du débat démocratique nombre de questions essentielles. En faisant de nos dirigeants de simples exécutant d’un projet général qu’il est interdit de contester, ces deux processus conjoints contribuent à supprimer tout enjeu à leur élection et plus généralement à déposséder les citoyens de la politique.

Vous montrez que le clivage gauche droite s’est vidé progressivement de tout sens. Faut-il donner raison à Macron qui affirme que le vrai clivage repose sur progressiste et conservateurs et ouverture et repli ?  Macron n’est il pas au contraire l’un des symptômes de la crise politique et de son aggravation plus que de sa résolution ? 

Ce clivage ne s’est pas vidé de tout sens, il a été vidé de tout sens. Quand un gouvernement continue de se dire de gauche alors qu’il détruit le code du travail, oui ça contribue à brouiller les pistes. Un jeune qui aurait commencé à s’intéresser à la politique sous Hollande doit avoir bien du mal à définir les différences entre ces deux appellations. Encore hier j’entendais à propos du programme de Benoît Hamon qu’il était « très très à gauche » parce qu’il comptait donner 700€ à plein de monde : aux dernières nouvelles, la gauche ce n’était pas la charité, c’était le partage des richesses !

C’est du moins ainsi que ce clivage s’est construit tout au long du 20ème siècle, à une époque où le clivage droite-gauche faisait écho à un clivage de classe : sont de gauche ceux qui sont pour le partage des richesses et la classe ouvrière, de droite ceux qui estiment que la richesse des riches et la liberté des entrepreneurs profitent à tous. Il s’agit de deux positions intéressantes et à partir desquels il est encore possible de mener une discussion : les données du problème n’ont guère changé depuis le 19ème siècle, surtout qu’on est arrivé à une époque qui renoue presque avec le même niveau d’inégalité. La question écologique s’est ajoutée, mais elle se situe sur le même clivage : ou bien vous pensez que par des petits gestes et des entreprises plus « vertes » on va se sortir de ce bourbier climatique, et vous êtes de droite (vous croyez en la Responsabilité Individuelle, très bien), ou bien vous estimez que la collectivité doit s’organiser pour faire face à ce défi et qu’elle doit contraindre un minimum notre économie à s’adapter à cette course contre la montre, et vous êtes de gauche. Bon, si vous pensez qu’il n’y a pas de problème écologique, vous n’êtes ni de droite, ni de gauche, vous êtes aveugle ou malhonnête.

Donc ce clivage a un sens : il est une grille de lecture de notre débat politique et une façon de se situer. Ce n’est pas une frontière absolue et fixe dans le temps, les choses évoluent, bien entendu, mais il a un sens.

Mais quand tout une partie des politiques « de gauche » se mettent à faire la même chose que les politiques de droite et à tenir globalement le même discours, alors oui on n’y comprend plus rien. Et avec Thomas Amadieu on a tendance à penser qu’au point de confusion où on en est, autant trouver d’autres appellations sous peine de céder au chant des sirènes des candidats « de gauche » qui dans trois ans massacreront ce qui reste du code du travail en continuant de célébrer Jaurès et de chanter l’Internationale.

Alors quel autre clivage pouvons-nous utiliser en remplacement ? Macron en a trouvé un, très prisé des néolibéraux et autres gens de droite : « conservateurs repliés sur eux-mêmes » versus « progressistes ouverts sur le monde ». C’est bien pratique : vous pouvez contribuer à tuer des métiers et fermer des usines et être « progressiste » parce que vous aurez « ouvert sur le monde » votre économie, tandis que ces ouvriers qui n’ont pas le bon goût de voyager autant que vous vont devenir de fieffés « conservateurs » repliés sur eux-mêmes alors qu’ils devraient profiter de la mondialisation heureuse. C’est un beau lifting, qui va pouvoir permettre tout un tas de chose au nom du « progrès » et de « l’ouverture ». Bientôt, légaliser l’exil fiscal pourra se faire au nom du « progressisme » vous verrez : on ne va quand même pas être repliés sur nous-mêmes et tourner le dos aux gentils habitants des Îles Caïman quand même ?

Du coup, oui, Macron pousse la logique à l’œuvre dans notre vie politique jusqu’au bout : en détruisant le clivage droite-gauche en en amenant son nouveau clivage, il rend impossible toute discussion économique et social : ceux qui s’enchantent de la mondialisation heureuse, comme son ami Alain Minc, seront « progressistes » (alors qu’avant ils étaient tout simplement « de droite ») tandis que ceux qui luttent contre ses méfaits seront « conservateurs ». Notez le changement d’étiquette : avant la CGT pouvait dire qu’elle luttait « pour le progrès social », et avec Macron elle deviendra un syndicat « conservateur ». Le MEDEF se frotte les mains des prouesses marketing de Macron, car précisons que celui-ci pousse également à son paroxysme la logique de porosité sociale entre la grande bourgeoisie et les politiques. Lui-même rompu à l’art du pantouflage, Macron est soutenu par la génération montante du patronat français, des PDG de la French Tech londonienne qui ont participé à ses dîners de levée de fond à Patrick Drahi, patron de SFR Presse, qui lui a envoyé son meilleur lieutenant, Bernard Mourad, pour épauler sa campagne.

Face au constat que vous livrez, que préconisez-vous pour sortir de cette crise ou en atténuer ses effets ? 

Dans le livre, nous prônions des aménagements institutionnels pour limiter la force du bipartisme et permettre le renouvellement de la classe politique. Depuis, comme je le développe dans mon prochain livre, Les Candidats du Système, qui sortira le 14 mars, je suis convaincu qu’on ne résoudra pas la crise politique sans résoudre la crise sociale : tant qu’une minorité de la population sera aussi riche, et à mesure que son pouvoir croîtra, nulle démocratie ne sera possible. L’ascension fulgurante de quelqu’un d’aussi liée à la finance et au patronat qu’Emmanuel Macron montre qu’une bourgeoisie puissante parvient toujours à imposer ses vues sur le destin de notre pays, et qu’elle sait même tirer parti de cette crise politique en investissant dans un produit marketing conçu pour donner l’illusion du changement. Ce pays a besoin d’un choc d’égalité pour redonner le pouvoir aux citoyens, sinon nous sommes condamnés à revivre tous les cinq ans les mêmes désillusions.


lundi 30 janvier 2017

«L'Union européenne tue l'Europe», entretien au Figarovox





FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN (paru le 28 janvier 2016). 
A l'occasion de la sortie de leur dernier livre, La fin de l'union européenne, Coralie Delaume et David Cayla ont accordé un entretien fleuve au FigaroVox. Ils analysent notamment les conséquences du Brexit et de l'élection de Trump.


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Votre essai s'intitule La fin de l'Union européenne, sans point d'interrogation. Pourquoi considérez-vous que l'Union européenne est déjà morte ?
Il faut commencer par dire que l'Union européenne n'est pas l'Europe. L'Europe, c'est un ensemble de pays qui s'efforcent de s'ajuster les uns aux autres depuis des siècles, souvent en s'opposant durement mais aussi en collaborant. L'Union européenne, elle, est un ensemble institutionnel et juridique très récent né de l'idée - sans doute un peu présomptueuse - qu'on allait se débarrasser des frottements et des oppositions pour toujours.
L'Union européenne, ce sont avant tout des règles de rang supranational, c'est à dire qui surplombent et encadrent l'action des États-membres. Cette Union n'existe, in fine, que tant que ces règles sont respectées. Or, force est de constater qu'elles le sont de moins en moins.
Sans même parler de celles qui sont arbitraires (par exemple le critère de 3 % de déficit public pour les pays membres de la zone euro ), ces règles sont uniformes, et souvent inadaptées à la situation réelle et aux besoins des différents pays. C'est pourquoi la plupart d'entre eux - parce qu'ils y sont poussés par les circonstances et non par «europhobie» ou par goût du «repli national» - transgressent ces règles ou les contournent. L'Irlande et le Luxembourg transgressent les règles de la concurrence non faussée en pratiquant de longue date un dumping fiscal agressif ; les pays d'Europe du Sud, victimes de la crise et d'une désindustrialisation accélérée transgressent les règles du Pacte budgétaire ; l'Allemagne, qui doit faire face au défi du vieillissement de sa population, dégage une épargne incompatible avec les équilibres macroéconomiques de la zone euro et fait fi du ratio maximal d'excédent courant autorisé par Bruxelles. Enfin, les pays d'Europe centrale qui ont dû faire face à l'afflux de centaines de milliers de migrants en 2015 ont également transgressé de nombreuses règles sur la libre circulation des personnes et l'accueil des réfugiés dans l'espace Schengen.
Du coup, si plus personne ne respecte les règles européennes que reste-t-il de l'UE ? Si nous nous autorisons à parler de «la fin de l'Union européenne», c'est parce que nos analyses nous contraignent à établir un constat d'échec. Ne parlons même pas du retour des tensions et des oppositions qui semblent renaître intactes et de toute part, comme si le temps s'était arrêté. L'incroyable âpreté de le relation germano-grecque depuis quelques années en témoigne. Lorsque paraît, au printemps 2015 dans le journal allemand Die Welt, un texte à la limite de l'essentialisme accusant les Grecs de détruire «l'Ordre européen» comme ils l'avaient fait dans l'Europe de la Saint Alliance en se soulevant contre la domination turque, on se dit que décidément, le projet européen d'unir le continent sous les auspices du marché, de la monnaie et de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, a échoué.
Vous expliquez qu'une petite région comme la Wallonie peut bloquer l'UE, sous-entendant que Bruxelles ne pourrait pas tenir très longtemps si un pays fondateur comme la France se rebellait. L'une des origines de la crise ne tient-elle pas du fait que les nations se sont sous-estimées et que l'on a trop considéré l'UE, notamment sa Commission, comme un super-Etat omnipotent?
En octobre dernier, à l'initiative du social-démocrate Paul Magnette, la Wallonie a en effet paralysé pendant plusieurs jours la signature du traité CETA, l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada. Les Wallons ont fini par obtenir ce qu'ils attendaient de l'État fédéral belge et par remettre l'épée au fourreau.
Cet épisode n'est pas sans rappeler la crise grecque de 2015 durant laquelle l'Union entière a eu les yeux braqués sur la Grèce, un pays qui ne représente pourtant que 2 % du PIB de la zone euro. A l'approche du référendum de juillet 2015, les menaces adressées à l'électorat de ce petit État par la presse et la classe politique de tout le continent témoignait de l'angoisse dans lequel se trouvait alors toute «l'Europe officielle». Si les Grecs avaient mené à son terme leur projet de recouvrer leur souveraineté, ils auraient fini par quitter la zone euro. Et la peur de l'effet domino était palpable. Un pays même petit, même très affaibli par la crise mais qui décide de s'affirmer, peut faire trembler tout l'édifice commuautaire.
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Eurogroupe et la Banque centrale européenne se sont employés à harceler Athènes. Le travail de sape de la BCE - qui a mis sciemment les banques grecques à genoux - a été décisif. Car l'UE, ce n'est pas seulement la Commission de Bruxelles. Des trois grandes institutions supranationales que sont la Banque centrale européenne, la Cour de justice de l'Union (CJUE) et la Commission, cette dernière est sans doute la plus soumise à l'action des États membres.
Pour autant, les deux autres ne sont pas omnipotentes. N'ayant aucune légitimité démocratique, elles ne «tiennent» que parce que les pays membres acceptent de leur céder des prérogatives. C'est de la servitude volontaire en somme. Un pays qui en a la volonté politique peut tout à fait se reprendre. Le processus du Brexit est en train d'en faire la preuve. L'une des premières choses annoncées par Theresa May lors de son discours sur le Brexit du 17 janvier a été sa volonté de répudier à terme la jurisprudence de la CJUE. L'exemple hongrois est également très intéressant. Sans même prendre la peine de sortir de l'Union, la Hongrie a réformé sa Constitution et sa justice afin de ne plus avoir à appliquer sur son sol les décisions de la CJUE. Une sortie en douce de l'ordre juridique européen, en quelque sorte, que les autorités européennes sont impuissantes à condamner.
La force d'une monnaie reposant d'abord sur la confiance qu'elle inspire, est-ce à dire que l'euro est en sursis? Comment expliquez-vous que, dans les sondages, les opinions européennes soient encore très majoritairement attachées à la monnaie unique (même si la proportion de ‘satisfaits' n'a certes cessé de diminuer)?
La force des monnaies ne se résume heureusement pas à la confiance qu'elles inspirent! Si l'euro existe c'est parce que, juridiquement, c'est la seule monnaie qui a cours légal dans un ensemble économique qui représente plus de 300 millions d'habitants. La monnaie, c'est la conjugaison d'un système juridique qui impose son usage et d'un marché qui, par sa taille, lui donne une certaine profondeur en lui permettant d'être facilement utilisée comme paiement.
Néanmoins, contrairement à ce qui avait été annoncé lors du traité de Maastricht, l'euro ne s'est pas imposé comme une alternative sérieuse au dollar. Sur les marchés, dans les transactions, comme unité de compte, dans les réserves des banques centrales étrangères, le dollar domine encore très largement. Il représente par exemple plus de 60% des réserves de change dans le monde… soit environ la même part qu'avant la création de l'euro. Contrairement au dollar, l'euro n'est donc pas une monnaie qui inspire spécialement confiance à ceux qui ne sont pas contraints de l'utiliser. Cela tient en partie à l'aspect «incomplet» de la monnaie unique qui ne peut s'appuyer sur une autorité politique unifiée. Sur cet aspect, il faut lire les travaux de Michel Aglietta, qui font référence.
Il est pourtant naturel que les populations des pays européens soient réticentes à l'idée de sortir de la monnaie unique. Au plus fort de la crise de 2015, les Grecs (dont on a ainsi découvert que leur gouvernement ne le souhaitait pas et ne l'avait pas préparé) ont été menacés d'être exclus de l'euro après avoir perdu une grande partie de leurs revenus, de leurs emplois et de leur prospérité. Concrètement et pendant plusieurs jours, ils ne pouvaient plus retirer librement de l'argent dans les distributeurs ou accéder à leur épargne. Cette situation s'était déjà produite à Chypre en 2013 ou en Argentine en 2001. Même si on essaie de rassurer la population en expliquant que le retour à une monnaie nationale n'est qu'une question technique, pour la majorité des gens, changer de monnaie signifie prendre des risques qui apparaissent plus immédiats que les bénéfices. Face à ce sentiment, les discours rassurants des économistes sont malheureusement impuissants.
Du coup, on peut aller jusqu'à envisager que l'Union européenne disparaisse mais que l'euro subsiste. Cela s'est déjà vu dans l'histoire: des monnaies peuvent perdurer des siècles après la disparition des empires qui les avaient émises. De même, il existe aujourd'hui des petits pays qui n'ont pas de monnaie nationale et qui utilisent une devise étrangère comme l'Équateur, dont la monnaie officielle est le dollar américain ou le Monténégro qui utilise l'euro. On peut donc imaginer que, même si l'euro n'est pas une monnaie qui inspire particulièrement confiance, elle puisse continuer d'être utilisée de manière transitoire dans un État qui serait juridiquement sorti de l'Union européenne.
Vous citez ce mot de Bismarck: «J'ai toujours trouvé le mot ‘Europe' dans la bouche de politiciens qui tentaient d'obtenir des concessions d'une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom». N'est-ce pas précisément le cas de l'Allemagne vis-à-vis de Bruxelles et l'une des causes des dysfonctionnements de l'Union européenne aujourd'hui?
Cette formule visait à dénoncer l'hypocrisie consistant à nier l'existence des intérêts nationaux au profit d'un évanescent «intérêt général européen». En effet, contrairement à ce qu'on essaie de nous faire croire, non seulement les intérêts nationaux n'ont pas disparu avec l'avènement de l'UE, mais la construction européenne est elle-même devenue un champ d'affrontement extrêmement violent entre des intérêts nationaux contradictoires.
C'est particulièrement vrai pour l'Allemagne, grande gagnante du marché unique, qui est devenue au fil des années la puissance politique dominante du continent. Elle ne se prive pas d'utiliser le mot «Europe» pour imposer des politiques conformes à ses propres intérêts, y compris parfois sans en avoir pleinement conscience. Comme le disait récemment Wolfgang Streek, «l'Allemagne en est arrivée à tenir l'Union européenne pour une extension d'elle-même, où ce qui est bon pour l'Allemagne est par définition bon pour les autres (…) Proches en cela des États-Unis,les élites allemandes projettent ce qu'elles estiment évident, naturel et raisonnable sur leur monde extérieur, et s'étonnent que l'on puisse voir le monde autrement qu'elles».
Cela a été clair au moment de la crise grecque avec le refus obstiné d'Angela Merkel de s'engager dans un quelconque allègement de la dette publique hellène. L'Allemagne, grand pays créancier, y avait en effet tout à perdre. Mais tout en exigeant le respect scrupuleux des traités et de la clause «no bail out» (pas de sauvetage) elle s'autorisait à dégager des excédents courants largement en dehors des clous. Puis, quelques mois plus tard, la chancelière décidait unilatéralement de s'affranchir du règlement de Dublin sur les réfugiés. Ce respect à géométrie variable des règles européennes est le signe que la République fédérale - contrairement à d'autres - n'entend pas renoncer à ses intérêts nationaux quitte à décider unilatéralement que ceux-ci correspondent aux intérêt de la construction européenne dans son ensemble.
De manière générale, l'Allemagne s'avère particulièrement habile à faire converger les politiques européennes avec ses vues. Elle a notamment été en pointe dans les négociations autour du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA) où la question centrale était pour elle d'imposer aux États-Unis la plus large ouverture possible dans le secteur automobile. Les intérêts français, notamment dans l'agriculture et les services devaient être otalement sacrifiés sur l'autel de l'industrie allemande.
En fin de compte le gouvernement français, qui s'était vraisemblablement peu investi dans ces négociations, avait fini par demander (sans être entendu) qu'on renonce au TAFTA. Le salut français est paradoxalement venu de l'élection de Donald Trump, qui enterre sans doute définitivement toute perspective de conclure un tel accord.
Pourtant Theresa May et Donald Trump semblent d'accord pour signer un accord de libre-échange ensemble. La sortie de l'Union ne signifie donc pas nécessairement un retour au protectionnisme…
L'important n'est pas tant la politique qu'on mène, qui dépend de la couleur politique du gouvernement, que le fait de pouvoir effectivement la mener et de contrôler les tenants et les aboutissants des négociations.
En sortant de l'Union européenne, le Royaume-Uni recouvre sa souveraineté en matière commerciale. Il peut donc négocier librement les accords qui lui chantent, en mettant toute sa force diplomatique au service de ces négociations. En France, notre diplomatie finit par être totalement accaparée par d'interminables négociations avec des partenaires européens aux intérêts contradictoires. On l'a d'ailleurs un peu oublié mais Trump est en train de le rappeler au monde: les traités commerciaux sont des éléments incontournable de la diplomatie. En délégant leur politique commerciales à l'échelon européen, les États membres se sont de fait amputés d'une partie de leurs capacités diplomatiques.
Le Royaume-Uni n'a pas sombré suite au référendum sur le Brexit. Comment voyez-vous l'avenir pour Londres ?
Il est compliqué mais au moins il n'est pas bouché. Contrairement au nôtre, pour l'instant.
Il est vrai que l'économie britannique tient bien le choc, au point que l'économiste en chef de la banque d'Angleterre s'est récemment excusé d'avoir joué les Cassandre à mauvais escient. Pour autant et comme il l'a immédiatement rappelé, l'article 50 n'a pas encore été engagé et le processus de sortie de l'Union n'est pas enclenché.
Il est sur les rails malgré tout, et il semble, de manière paradoxale, qu'un pays pourtant gouverné par les Tories soit en train d'amorcer une rupture avec le «laisser-faire» en matière économique. Le 23 janvier, soit une semaine après son grand discours sur le Brexit, Theresa May a présenté un «livre vert» sur l'industrie qui semble faire la part belle à l'interventionnisme étatique en la matière et à une stratégie de long terme. Le spécialiste de géopolitique Édouard Husson estime que nos voisins sont en train de «mettre fin au thatchérisme». Jean-Michel Quatrepoint estime pour sa part que le Brexit, sans être la seule, est l'une des manifestations de «la fin du cycle néolibéral entamé en 1971».
Il faut à présent se donner du temps pour voir si ces diagnostics sont les bons, et si le gouvernement britannique se donne les moyens de faire du «Brexit dur» qu'il a choisi un succès.
La critique de l'Union européenne est largement monopolisée aujourd'hui par le Front national. Pour les souverainistes, dont vous êtes, comment construire une alternative à l'UE quand le FN dispose d'un socle de 20% au premier tour des élections?
Notre livre n'est pas un manifeste «souverainiste» dans le sens où il ne préconise pas explicitement une sortie de l'Union européenne. Il est avant tout un constat: la tentative de construire une démocratie européenne qui transcenderait les nations est un échec. Nous essayons d'expliquer pourquoi, de démontrer plus que de dénoncer.
On nous reproche parfois de ne pas avoir conclu sur un appel clair et net au «Frexit». Mais ce n'est pas notre propos. Puisque nous sommes en période électorale, nous essayons de faire saillir le caractère «surdéterminant» de la question européenne, de montrer quelle sera - ou ne sera pas - la marge de manœuvre réelle du Président qui sera élu en mai prochain. Et de toute évidence, si le cadre européen actuel reste inchangé, elle sera réduite. D'ailleurs, la manière dont les candidats des différentes primaires s'acharnent à nier les contraintes européennes nous inquiète, que ce soit à gauche ou à droite. Cela aboutit à ce que soit laissé au seul Front national le monopole de la critique de l'Union européenne. Comment s'étonner qu'il s'en saisisse?
Vous critiquez fortement la promotion dans le débat public du thème de l'identité, qui prospérerait selon vous sur le vide politique laissé par la perte de souveraineté. Plus de souveraineté permettrait-il de résoudre la crise identitaire des pays européens?
Le problème de l'identité, c'est que c'est une question insoluble. L'identité d'un pays, c'est la résultante de ce qu'il a réalisé, c'est le produit de son histoire. Or, l'histoire ne cesse jamais de se faire, elle s'écrit à chaque instant.
Mais un peuple ne peut écrire sa propre histoire que s'il dispose de lui-même, autrement dit s'il est souverain. S'il ne l'est pas et faute d'avoir mieux à faire, il s'interrogera sur ce qu'il est, avec cette tentation de lister des caractéristiques supposées figées pour l'éternité, et d'exclure rapidement tous ceux qui s'écartent de l'idéal-type. C'est ni plus ni moins ce qu'expliquaient Marie-France Garaud et Philippe Séguin dans un texte opportunément exhumé par David Desgouilles et consultable ici: «La souveraineté abolie, resterait aux nations leur identité. Le terme ne peut alors recouvrir qu'un contenus imprécis, dans lequel entreraient coutumes, mœurs, rites, langue, histoire, originalités sociologiques. Les Grecs savaient déjà qu'une cité qui veut conserver ses dieux et ses temples doit d'abord rester une entité libre sur la scène de l'Histoire. S'il n'est pas pour une nation de véritable conservation de son identité sans sa souveraineté, c'est précisément parce que l'autorité nationale a fait la synthèse des éléments ethniques avec les valeurs spirituelles et morales. Après tout, les Indiens, dans leurs réserves, gardant leurs plumes et leurs tentes, ne sont assurés que d'une identité fort réduite dans un ordre national qui leur échappe».
Nous ne pensons pas souhaitable que la France soit «muséifiée», qu'elle devienne une entité folklorique avec des us, des coutumes et rien de plus. D'où notre insistance sur la souveraineté du demos, bien plus que sur l'identité de l'ethnos.
La fin de l'Union européenne n'est pas la fin de l'Europe. Sur quelles bases nouvelles faudrait-il reconstruire un projet politique européen respectueux des nations?
Lorsque l'on remonte aux prémisses de la construction européenne, on constate que deux visions se sont affrontées (et en partie hybridées ce qui explique pour partie le caractère baroque de l'édifice actuel): celle de Jean Monnet, dont la légende retient qu'il est le «Père fondateur» de l'Europe, et celle de de Gaulle. La première consistait à construire, de manière furtive et dans le dos des peuples, une Europe supranationale, intégrée, qui ne soit en aucun cas une entité stratégique mais qui soit un grand marché. La seconde visait à promouvoir une Europe intergouvernementale dont l'objet principal soit avant tout la coopération en matière de Défense, d'affaires étrangères, de coopération scientifique et technique. C'était l'objet des deux «plans Fouchet» du début des années 1960, qui ont été écartés.
On le voit donc, la première logique l'a largement emporté. Mais c'est un fiasco. Et lorsqu'on tente de passer en revue ce qui fonctionne ou a fonctionné en Europe, on constate que ce sont essentiellement des projets relevant de la seconde logique: Airbus, l'Agence spatiale européenne, le CERN (Organi-sation européenne pour la recherche nucléaire)...
Le problème, c'est que les deux logiques, autrement dit l'Europe de l'économie et du droit et l'Europe politique, sont incompatibles. En favorisant une concurrence économique féroce entre les pays, en générant une hiérarchie entre les gagnants de l'intégration (essentiellement l'Allemagne et les pays voisins) et ses perdants (à des degrés divers tous les pays périphériques), en désarmant les États et en interdisant l'intervention de la puissance publique dans l'économie, l'Union européenne tue l'Europe, la vraie, celle des projets concrets et qui marchent.
C'est pourquoi nous pensons que rien ne sera possible si l'on ne s'affranchit pas du cadre existant. On ne reviendra pas aux années 1960, mais on ne fera rien non plus dans le cadre économique et juridique actuel.

samedi 21 janvier 2017

« Les Français devraient souhaiter la réussite du Brexit », entretien avec David Todd







David Todd est historien et enseignant au King's College de Londres. Il notamment publié L'identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme 1814 - 1851 (Grasset, 2008). Il a répondu ci dessous à quelques questions sur le protectionnisme, sur le Brexit, sur  les stratégies de Theresa May et de Donald Trump. 


***

En tant qu'historien, vous avez travaillé sur les trajectoires idéologiques comparées de la France et de la Grande-Bretagne et sur la manière dont ces deux pays ont opté entre protectionnisme et libre-échangisme. A quel moment les deux pays ont-ils commencé à diverger sur ces questions et pourquoi ? 

Les cultures économiques française et britannique se sont forgées au cours de la première mondialisation, au XIXe siècle, en même temps que leurs traditions démocratiques. La Grande-Bretagne a opté pour le libre-échange parce qu’il correspondait de manière évidente à ses intérêts de première puissance exportatrice de produits manufacturés. Mais le « free trade » avait aussi une forte connotation démocratique, puisque la protection douanière des productions agricoles profitait d’abord aux grands propriétaires de l’aristocratie terrienne. L’hostilité viscérale des britanniques à la politique agricole commune (PAC) européenne est un relent de ce libre-échangisme démocratique.

En France, en revanche, si les classes dirigeantes préféraient le libre-échange, par conviction et par désir de collaborer avec la Grande-Bretagne à l’exploitation du globe, les petits producteurs industriels et la paysannerie penchaient fortement pour le protectionnisme. Le traité de libre-échange conclu par le Second Empire avec la Grande-Bretagne en 1860 fut très impopulaire, alors que la politique protectionniste de la Troisième République a contribué à la solidité du régime qui a mis fin à l’instabilité politique française après 1789.

Les politiques commerciales sont parfois allées à l’encontre des cultures économiques – la Grande-Bretagne a pratiqué un protectionnisme modéré des années 1930 aux années 1970, la France a libéralisé ses échanges depuis cette période – mais souvent au prix d’un malaise politique.

Dans son grand discours du 18 janvier sur le Brexit, Theresa May a annoncé vouloir quitter le Marché unique européen pour tendre vers « une Grande-Bretagne vraiment globale ». Elle souhaite ne plus privilégier le commerce intra-européen et veut faire de son pays « une grande nation de commerce dans le monde entier ». Ça peut sembler étonnant dans la mesure où les électeurs britanniques ayant voté pour la sortie de l'UE semblaient s'exprimer dans le même temps contre les effets de la mondialisation. Theresa May entend-elle seulement répondre à ceux qui ont intenté à son pays un procès en « repli national », ou veut-elle renouer avec la tradition d'une grande nation marchande ?

L’accent mis par Theresa May sur l’ouverture commerciale est logique et habile compte tenu de la prégnance idéologique du libre-échange en Grande-Bretagne. En même temps, les seules mesures concrètes annoncées, sur le contrôle des flux migratoires, correspondent à une logique de rupture avec la mondialisation. Comme l’a montré le New Labour de Tony Blair, dont le discours portait aux nues l’économie de marché tout en procédant à la plus forte expansion des politiques publiques depuis l’après-guerre (dans l’éducation, la santé et le logement), la classe politique britannique est une championne de la communication. Les sociaux-démocrates allemands de Gerhard Schröder ont malheureusement été plus honnêtes, en détricotant comme ils l’avaient annoncé la protection sociale outre-Rhin.

Dans le même temps et comme l'explique ici l'économiste Olivier Passet, Donald Trump semble se diriger, aux États-Unis, vers une stratégie qui fait perdurer le néolibéralisme à l'intérieur du pays mais privilégie le protectionnisme vis-à-vis de l'extérieur. Ces deux pays de « l'Anglosphère » que sont les États-Unis et la Grande-Bretagne, tous deux gouvernés par des conservateurs fraîchement élus, vont-ils diverger sur l'usage du libre-échange commercial ?

La culture économique américaine est profondément différente de celle de la Grande-Bretagne. Le Nord anti-esclavagiste qui a remporté la Guerre de Sécession en 1865 était aussi très protectionniste, alors que les Etats confédérés du Sud avaient inscrit le libre-échange des marchandises, à côté du droit à posséder des esclaves noirs, dans leur constitution. Le programme économique de Donald Trump renoue donc à beaucoup d’égards avec celui du parti Républicain d’Abraham Lincoln, à la fois ultra-capitaliste et ultra-protectionniste. Même la vulgarité de Trump et les soupçons de corruption qui planent sur lui rappellent certains présidents américains (Andrew Jackson, Ulysses Grant) qui déjà horripilaient les observateurs européens du XIXe siècle.

Je pense donc que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne vont tenter de rompre avec la mondialisation selon des modalités différentes. Je ne crois pas à l’Anglosphère comme projet politique et économique sérieux. Aux Etats-Unis le concept n’intéresse que quelques intellectuels, souvent d’origine britannique comme l’historien écossais Niall Ferguson. En Grande-Bretagne, la conscience d’appartenir à une communauté anglophone de 500 millions d’habitants a certainement joué un rôle dans le vote en faveur du Brexit. Comme beaucoup l’ont souligné depuis Ernest Renan, le nationalisme est une foi de substitution à la religion, mais qui en conserve sur le plan métaphysique le besoin d’une dimension universelle. En pratique, les Britanniques conservent une certaine méfiance envers la brutalité américaine, que la catastrophe de la guerre en Irak a renforcé. Le Trumpisme et le Mayisme sont cousins sans être identiques, ils restent avant tout des nationalismes.

Et la France dans tout ça ? En s'intégrant à une Union européenne dont la politique commerciale est un domaine de compétence exclusif et qui interdit de se protéger, n'a-t-elle pas renoncé à sa propre tradition économique ?

Oui, la France est dans une impasse poignante. La dimension universelle du patriotisme français contemporain étant le projet européen, une réaffirmation nationale aux dépens de celui-ci paraît un prix lourd à payer. Même le protectionnisme de la troisième et de la quatrième république était tempéré par une forte intégration commerciale avec l’empire colonial. D’un autre côté, l’éviscération économique de la France (et des pays méditerranéens de la zone euro) par l’Allemagne est insupportable.

La majorité de la classe politique française semble continuer à espérer un aggiornamento de l’Allemagne, qui comme l’Amérique du plan Marshall prendrait ses responsabilités de puissance dominante et poursuivrait des politiques budgétaire, monétaire et commerciale favorables à ses partenaires. Le consensus sur ces questions qui prévaut en Allemagne – ce sont les Verts et les Sociaux-Démocrates allemands qui ont théorisé ces politiques rigoristes, au nom de la soutenabilité environnementale et démographique – suggère que la droite et la gauche françaises, tels Vladimir et Estragon, attendent Godot.

Les Français devraient souhaiter la réussite économique du Brexit, soit parce qu’il forcera l’Allemagne à changer de politique pour sauver l’Union européenne, soit parce qu’il fournira un modèle à suivre si la France devait elle aussi la quitter. Dans ce dernier cas, la France pourrait se rappeler qu’elle est un pays atlantique et non seulement européen. 

Aujourd’hui l’Amérique et la Grande-Bretagne font figure de croquemitaines dans les débats français, mais c’est le fruit de caricatures et d’une vision à très court terme. Ces deux pays ont inventé la démocratie libérale, la redistribution massive des revenus (New Deal) et l’assurance maladie universelle (Plan Beveridge). Le niveau des inégalités y est aujourd’hui scandaleusement élevé, mais la tendance s’est récemment inversée, alors que l’Europe continentale continue à se débattre dans le chômage de masse et des inégalités croissantes. L’alternative à ce choix atlantique, c’est un alignement de la France sur la défense de la mondialisation par l’Allemagne et par la Chine, la seule grande puissance gouvernée par un parti unique: est-ce préférable, ou même raisonnable ?

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Pour aller un peu plus loin sur la question du protectionnisme dans l'histoire économique française, on peut également visionner ceci





lundi 16 janvier 2017

La fin de l'Union européenne : quelques nouvelles




Une vidéo de treize minutes parue sur l'inestimable "Xerfi canal" est regarder ci-dessous, qui permet de se faire une idée du contenu du livre :





On peut lire aussi cet interview sur Causeur
Et cette recension sur le blog du Comité Orwell


dimanche 15 janvier 2017

Emmanuel Macron : Ziggy Stardust de la politique







Par Éléonore de Vulpillières


[Emmanuel Macron est un objet littéraire très inspirant. Je concède volontiers que ce petit billet n'a pas d'autre ambition que celle de procurer une lecture divertissante en écoutant du Bowie.]


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Emmanuel Macron a souvent été comparé à la figure balzacienne Eugène de Rastignac, petit noble désargenté et provincial qui grâce à la chance, sa volonté de parvenir, et une forte absence de scrupules, gravit rapidement les échelons de la haute société parisienne. Figure semi-littéraire, semi-technocrate, l'Amiénois fascine l'élite médiatique de notre pays. Rapidement présenté comme ayant rédigé une thèse sous la direction d'Etienne Balibar et assisté Paul Ricoeur, l'ancien ministre de l’Économie est paré d'une caution philosophico-intellectuelle qui enchante le petit milieu parisien.

Mais l'homme « En Marche » est un personnage bowien. Semblable au Major Tom du mystérieux tube Space Oddity chanté par David Bowie en 1969, Macron a été lancé en orbite dans l'espace politique. Rapidement, la tour de contrôle (Ground Control) perd le lien. Surplombant la lune (« far above the moon »), « flottant de la façon la plus particulière qui soit » ( floating in the most peculiar way »), l'astronaute ne veut plus redescendre.





Mise sur orbite éclair

À 38 ans, celui dont la carrière politique a été lancée comme une fusée par des apparatchiks vieillissants du Parti socialiste (Hollande en tête), qu'il a rapidement dépassés et ringardisés, ne veut plus redescendre sur Terre. C'est ce qu'on a entrevu au lendemain du terne débat qui opposa les ternes candidats à la primaire de la mal nommée Belle Alliance Populaire – union de circonstance qui est aussi belle et populaire que la République populaire démocratique de Corée du Nord est populaire et démocratique. Entre un Montebourg au verbe lisse et aux aspérités gommées, un Valls aussi automatique qu'à son habitude et l'inconnu Jean-Luc Bennahmias dans le rôle du bouffon de la soirée, la plupart des commentateurs ont donné Macron comme vainqueur du débat. Gagnant par contumace (terme juridique issu du latin contumacia, qui signifie orgueil).

Le même pas quadra Macron a éclipsé toute une génération de quinquas passés par toutes les étapes du cursus honorum, en attendant patiemment leur heure. Et qui ont l'impression insupportable de se faire dégager à grands coups de lattes par le petit impertinent. Car il remplit des salles, lui. Quelle rancœur doit-on éprouver à la tour de contrôle solférinienne ! Imagine-t-on Thomas Pesquet sortir dans l'espace muni de suffisamment de réserve d'oxygène pour aller faire son petit tour solo sans plus obéir à quiconque ? L'audace n'a plus de limites, et l'audacieux s'est envolé trop loin de la base spatiale.

Que deviendra l'auto-proclamé Rebel Rebel de la politique ? D'emblée, force est de constater qu'il remporte un succès juvénile ( juvenile success ).





Le sauveur de l'humanité

Au-delà de Major Tom, le personnage principal de la mythologie bowienne est Ziggy Stardust, cette figure humaine à l’intelligence extraterrestre, venue apporter de l’espoir sur terre à une humanité qui se meurt. Et Macron, c'est ce jeune surdoué qui veut dynamiser la France des start-up et des « gens qui bossent », dans une société affaiblie et ramollie par des politiques inertes. Avec son mouvement En Marche, – aux initiales modestement identiques aux siennes –, il entend tout révolutionner. Au sens Tancredi du Guépard, « il faut que tout change pour que rien ne change ». Certes, cet homme qui se présente comme un non professionnel de la politique au point de ne pas savoir poser sa voix dans ses discours, a bien moins de charme et de poésie que Stardust. C'est davantage le côté « salvateur marginal » qui attire ici l'attention.

Dans Starman, Bowie décrit l’arrivée imminente d’un sauveur venu de l’espace à la rescousse de l’humanité en péril. Celui qui est décrit dans la chanson n'est certes pas les bras en croix, ivre de puissance et vociférant des imprécations sur des notes suraiguës, acclamé par un auditoire conquis. C'est un homme étoile, qui attend dans le ciel ( waiting in the sky ) d'aller à la rencontre de l'humanité. Macron est un Starman qui aurait sauté le pas.





Une trajectoire tragique

Malheureusement, les parcours solaires de Major Tom et Stardust se finissent mal :

« Ashes to ashes, funk to funky
We know Major Tom's a junkie. »

Major Tom, la cendre redevenue cendre. Stardust, l'étoile qui n'est que poussière.

L'astronaute qui ne touchait plus terre est en réalité un drogué revenu de son trip. En phase de « descente », le visage blême collé au bitume. La campagne Macron, lancée comme l'éclair par des médias béats d'admiration devant ce « phénomène » se finira-t-elle aussi en bad trip ou reflète-t-elle un véritable courant, durable dans l'opinion ? Ziggy connaît une évolution aussi triste que Major Tom.

« Making love with his ego,
Ziggy sucked up into his mind
Like a leper messiah. »

Et Ziggy fait l'amour à son ego, se rongeant le cerveau, semblable à un messie lépreux qui sera tué par ses fans. Un sauveur misérable, abandonné de tous, qui ne parvient même plus à se sauver lui-même.

Nous ne souhaiterons pas à l'ancien employé de la banque Rothschild de finir ainsi.
Ni d'être l'homme qui vendit le monde (The man who sold the world), autre titre de Bowie.





Article initialement paru sur le blog Giroflée des murailles