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mercredi 30 novembre 2016

Faut-il avoir peur du retour des frontières ? - entretien avec Michel Foucher








Michel Foucher est géographe, ancien ambassadeur et titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d‘études mondiales (FMSH, Paris). Il est l'auteur de plusieurs livres sur les frontières dont le dernier s'intitule Le retour des frontières, CNRS éditions, juin 2016.


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Dans Le Monde diplomatique du mois de novembre, vous expliquez que le Brexit a rappelé que les frontières de l’Union européenne n’étaient pas intangibles. L’Europe a-t-elle vraiment des frontières et quelles sont-elles ? S’agit-il de frontières géographiques (« de l’Atlantique à l’Oural »), de frontières historiques (vous évoquez l’Europe comme héritière à la fois du droit romain et du christianisme), ou de frontières plus institutionnelles ou économiques (l’Union européenne, la Marché unique, la zone euro) ?

Afin d’apporter une réponse précise à cette question, il importe de rappeler que le mot « Europe » est polysémique, encore plus que celui d’Amérique (qui désigne tantôt un continent, tantôt et plus souvent les seuls États-Unis). L’équivalence courante entre Europe comme continent et Europe comme Union traduit sans doute le projet de celle-ci à incarner celle-là, c’est à dire à unifier tous les États du continent. Cette ambition se heurte à la fois à la diversité des situations nationales, à l’héritage de la période soviétique de l’ancien bloc de l’Est et à la stratégie de la Russie qui ne veut pas être marginalisée par un regroupement qui l’exclut (avec l’élargissement continu de l’Union européenne) et est perçu comme menaçant (quand c’est l’Alliance atlantique qui s’étend à ses portes).

Il est donc indispensable de décliner les différentes significations successives ou synchrones du concept d’Europe pour en fixer les limites spécifiques : Europe de l’Union à 28, puisque le Brexit n’a pas encore eu lieu dans les faits ; Union à 27 après le départ du Royaume-Uni en 2019 ; Europe du Conseil de l’Europe, qui regroupe tous les États du continent, sauf la Biélorussie. Quant à l’espace européen envisagé en très longue durée historique, ses limites ont varié en fonction des avancées et des reculs des puissances concurrentes, les empires arabes successifs puis l’empire ottoman, qui avait à son apogée territoriale un pied sur le continent (on a parlé d’ « homme malade de l’Europe » au XIXème siècle), et l’empire russe qui ne s’est affirmé comme puissance européenne qu’en 1712, lorsque Saint-Pétersbourg est devenue sa nouvelle capitale.

Les limites essentielles sont celles résultant des choix politiques des États qui se sont associés pour poursuivre un projet commun nommé Union européenne. La géographie (les limites) est dans la politique (les choix effectués).

Le fait que les frontières de l’Europe ne soient pas assurées ne génère-t-il pas une incapacité à « se sentir européen » ? L’anthropologue Maurice Godelier explique que le contrôle exercé par une société sur son territoire est un élément essentiel de la souveraineté politique. L’Europe comme corps politique générateur de sentiment d’appartenance peut-il exister sans contours territoriaux clairs ?

Je partage entièrement l’analyse de Maurice Godelier et y insiste depuis des années. Comment se sentir membre d’une communauté politique ayant des valeurs communes et d’un ensemble géopolitique lié par des intérêts communs si les limites ne sont pas fixées ? De plus, comment concevoir une politique extérieure si on ne sait pas où commence l’extérieur ? Cette question fait référence à la politique continue d’élargissement de l’Union conduite depuis 1991 dans l’ancienne Europe orientale. Comment avoir une « politique turque » si on balance constamment entre périodes de négociation d’adhésion et gel du rapprochement ? Ceci tient à la volonté de certains à utiliser les perspectives d’adhésion pour transformer la Turquie dans un sens plus démocratique. Mais est-ce vraiment à la portée des Européens lorsque le régime poursuit une ligne néo-ottomane et de leadership du monde sunnite ?

On le voit, le projet européen comporte toujours deux volets : ce que les nations veulent faire ensemble d'une part, et comment elles se situent par rapport à leurs voisinages d'autre part. De ce point de vue, l’indétermination des « frontières de l’Europe » est en réalité une chance puisque la politique peut décider de ce que la géographie n’offre pas spontanément.

Avec la « crise des migrants » les accords de Schengen ont montré leurs limites, nombre de pays ayant rétabli le contrôle à leurs frontières. Pourquoi cet échec du régime frontalier européen ? Un nouveau Schengen est-il souhaitable à terme ? A quelles conditions est-il possible ?

La convention de Schengen avait pour objectif de faciliter la libre circulation intérieure des citoyens dans l’espace formé par les États y ayant adhéré. Cette quatrième liberté complétait les autres, qui concernent les biens, les capitaux et les services.

La contrepartie de l’exercice collectif d’un contrôle des limites extérieures du même espace, bien qu’inscrite dans la Convention, n’avait jamais été mise en œuvre, d’une part en raison de l’élargissement continu de l’Union européenne, d’autre part, en l’absence de crises migratoires graves affectant plusieurs États, jusqu’en 2015. En l’absence de contrôle sur les limites externes, plusieurs États se trouvant sur les routes migratoires ont décidé de rétablir des contrôles internes (exemple entre la Suède et le Danemark, entre l’Autriche et l’Allemagne) ou bien d’établir des contrôles externes stricts sur les segments de l’espace Schengen (cas de la Hongrie avec la Serbie ou de la Macédoine avec la Grèce).

Depuis 2016, le corps des garde-frontières et des garde-côtes a été établi et semble faire preuve d’efficacité sur le segment gréco-turc. Au large de la Libye, les réseaux criminels de passeurs utilisent la présence de la flotte italienne pour projeter des flux continus de migrants tout en récupérant leurs bateaux. On ne pourra contrôler ces flux qu’avec le rétablissement d’une autorité étatique centrale en Libye.

Si les frontières de l’Europe sont incertaines, celles des pays européens sont-elles définitives ? A l’Ouest, des régionalismes s’affirment qui pourraient fracturer et redessiner le contour des États. A l’Est, les frontières entre les pays de l’ancienne Union soviétique semblent encore susceptibles de bouger comme l’a montré la réintégration de la Crimée à la Russie….

Les frontières politiques des États ne sont en effet pas immuables, comme le montre l’historie longue de l’Europe, qui est du reste le continent le plus neuf du monde à cet égard, puisque l’on a créé plus de 25000 km de limites internationales nouvelles depuis la grande bifurcation géopolitique de 1989-1991. L’éclatement des fédérations asymétriques (Tchécoslovaquie et Yougoslavie) et la fin de la domination soviétique ont autorisé une émancipation des nations. On notera que l’impulsion est souvent venue du centre : c’est un accord entre les trois présidents des républiques de Russie, Ukraine et Biélorussie qui décidera de fragmenter l’Union soviétique de Gorbatchev (décembre 1991) et c’est le pouvoir de Prague qui organisera le détachement de la Slovaquie. En Yougoslavie à l’inverse, le mouvement est venu des périphéries non serbes.

La Russie a repris ses droits anciens sur la Crimée, province russe donnée par Nikita Krouchtchev à la République d’Ukraine en 1954 pour le 300ème anniversaire du rattachement de Kiev à Moscou, marqué par le traité de Pereïaslav marquant l’allégeance des cosaques à Catherine II. Mais l’argument des droits historiques est toujours partiel car la Crimée fut tatare et plus tôt encore grecque. En Ukraine, il s’agit plutôt de favoriser la sécession de districts de peuplement russophone, élevée au statut de « nationalités » selon une vieille pratique stalinienne du « diviser pour régner », que l’on retrouve en Moldavie (avec la sécession de la Transnistrie), en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du sud) et en Azerbaïdjan (Nagorno Karabakh arménien). C’est un moyen de pression efficace sur les centres de pouvoir des États affectés.

Dans les pays de l’Europe occidentale, les régions dont les populations se considèrent comme des nations peuvent nourrir des intentions d’indépendance (Catalogne, Écosse) lorsque les circonstances s’y prêtent. Cette évolution n’est pas inéluctable comme on l’a vu avec le Pays basque qui a obtenu une très large autonomie en échange de son maintien dans le royaume d'Espagne. En Catalogne, les partisans d’une sécession sont minoritaires, comme en Écosse.

Vous décrivez la frontière comme une possible interface, « un ensemble linéaire de points de franchissement ». Régis Debray la décrit pour sa part comme une peau, que ses pores font respirer. Le retour des frontières est-il une bonne chose ?

La frontière internationale est en effet une interface entre un dedans (« nous ») et un dehors (« eux »), une ligne de séparation que je considère, d’un point de vue anthropologique, comme structurante. C’est pour l’avoir oublié, notamment avec la rhétorique de standardisation économique et globalisante, que l’on observe ce « retour » des frontières, dans les faits et dans les consciences. Retour ou plutôt réaffirmation, nouvelle visibilité de limites qui n’avaient pas disparu.

Évitons donc l’amalgame entre frontières et barrières, alors que pour la frontière, il s’agit le plus souvent d’une ressource, d'un interface propice aux échanges et aux coopérations. Régis Debray avait emprunté le titre de son ouvrage, Éloge des frontières, à celui de ma conclusion dans Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique (dont la première édition date de 1988) et qui était : « Critique des fronts et éloge des frontières ».

Cette association était et reste fondée sur l’analyse d’un processus de civilisation remarquable, la transformation du front (comme ligne de front) en frontière (ligne définie mais ouverte à la circulation des biens, des hommes et des idées). Le régime de la frontière est un excellent marqueur de l’état des relations entre deux nations contiguës, qui se décline un très large spectre : de l’ouverture de type franco-allemand à la fermeture complète comme dans la péninsule coréenne, avec tant de situations intermédiaires (régimes stricts de visas, programmes de durcissement et de clôture).




vendredi 18 novembre 2016

Primaires de droite : et si on parlait d'Europe ?



FIGAROVOX. - Jusqu'à à présent, la question européenne a été relativement absente des débats de la primaire de la droite et du centre. Comment l'expliquez-vous?
Elle le sera probablement aussi de la primaire socialiste, voire de la campagne elle-même. Il est tout aussi difficile à droite qu'à gauche d'évoquer le sujet, dans la mesure où les deux partis conduisent exactement la même politique européenne lorsqu'ils se relaient au pouvoir.
Ça fait d'ailleurs très longtemps. Il n'y a qu'à voir avec quelle allégresse unanimiste les parlementaires des deux bords ont voté Maastricht dès 1992, ou plus exactement la loi constitutionnelle visant à permettre la ratification du traité. 592 voix favorables au texte au sein du Parlement réuni en Congrès en juin 1992 et seulement 73 voix contre, alors que le référendum sur le traité donnait à peine 51,04 % au «oui». L'œcuménisme transpartisan sur l'Europe ne date pas d'hier, ni même du référendum sur le trIl ne s'est jamais vraiment démenti. Il est difficile pour le PS et pour LR de se différencier sur cette question puisque l'un marche dans les pas de l'autre quand il lui succède aux commandes. Par exemple, c'est Nicolas Sarkozy - dont François Fillon était alors Premier ministre et Alain Juppé ministre des Affaires étrangères - qui a négocié le Pacte budgétaire européen (d'ailleurs surnommé «traité Merkozy») de 2012, mais c'est Hollande qui l'a ratifié. Non sans avoir promis d'ailleurs qu'il le renégocierait, ce dont il s'est bien gardé. Bref, pour l'un comme pour l'autre camp, il est certainement préférable d'éviter un sujet qui, plus que tout autre, valide l'hypothèse de l'«alternance sans alternative».
C'est sans doute d'ailleurs pourquoi la droite surinvestit les questions identitaires. Là, elle a l'occasion de se distinguer de la gauche. L'identité sert de plus en plus de palliatif puisque l'on n'ose plus évoquer la question de la souveraineté. L'identité c'est «être», la souveraineté, c'est «faire». Alors, comme plus personne ne semble avoir la moindre idée de ce qu'il conviendrait de faire, on se regarde le nombril en s'interrogeant longuement sur ce que l'on est.

Extrait d'une interview parue sur Figarovox.